Après sa retraite, le chimiste Balte Wilhelm Ostwald, prix Nobel de chimie, se consacre à l’étude des couleurs, dans l’espoir d’expliquer scientifiquement les harmonies de sensation. Ostwald s’efforce de bâtir, avec les moyens de la colorimétrie, un système de couleurs conforme aux sensations. Au lieu des trois paramètres de Munsell «Hue» (le ton de la couleur), «Value» (son indice de clarté, ou valeur) et «Chroma» (son degré de saturation), Ostwald choisit un autre groupe de variables: la proportion de couleur, la proportion de blanc et la proportion de noir. Il introduisit aussi l’expression particulière de «couleur pleine», qu’il définit comme une couleur qui ne laisse percevoir qu’un seul ton (le Hue de Munsell) et qui ne contient aucun mélange de blanc ou de noir. (Texte détaillé)
En 1909, le Balte Wilhelm Ostwald (1853-1932) reçut le prix Nobel de chimie pour des travaux assez proches de la physique et dont les résultats pouvaient être exploités industriellement (catalyse). Ostwald aida aussi à fonder le premier Zeitschrift für Physikalische Chemie et resta toujours un pionnier de sa discipline. En dehors de ses activités proprement scientifiques, il montra un grand intérêt pour la philosophie de la nature et pour l’épistémologie, ce qui a donné naissance à série de recueils variés que l’on appelle les Ostwalds Klassiker et qui sont encore utilisés dans les facultés des pays germanophones
Ses activités de chercheur — pas toujours heureuses — ont ainsi porté sur de nombreux domaines des sciences de la nature: il a même essayé de débarrasser la science de l’existence des atome, hypothèse qu’il estimait «superflue» puisque l’on ne pouvait pas voir ces corpuscules [sic]. Ses dernières amours scientifiques allèrent toutefois à la théorie des couleurs. Après son départ à la retraite, à l’âge de cinquante-trois ans, il se consacra à cette étude, dans l’espoir d’expliquer scientifiquement les harmonies de sensation. En 1916 parut son Alphabet des couleurs (illustration historique 1 — illustration 2 — illustration 3), qui proposait les résultats de ses travaux (et qui devait connaître quinze éditions successives).
Ostwald, qui avait rencontré Munsell lors d’un voyage aux Etats-Unis, a cherché, comme le peintre américain, à classer les couleurs selon un système qui part de la sensation et qui égalise les différences entre les couleurs prises isolément. En langage moderne, on pourrait dire qu’Ostwald s’est efforcé de bâtir, avec les moyens de la colorimétrie, un système de couleurs conforme aux sensations. Au lieu des trois paramètres de Munsell, Ostwald choisit un autre groupe de variables: la proportion de couleur, la proportion de blanc et la proportion de noir. Il introduisit aussi l’expression particulière de «couleur pleine», qu’il définit comme une couleur qui ne laisse percevoir qu’un seul ton (le Hue de Munsell) et qui ne contient aucun mélange de blanc ou de noir. Plus précisément, on pourrait dire qu’une couleur «pleine» est une couleur idéalement pure, aussi saturée et claire que possible. Les couleurs pleines sont naturellement des abstractions idéales qui ne peuvent être produites matériellement grâce aux pigments disponibles. (Lorsqu’Ostwald publia son Alphabet, ses couleurs «pleines» contenaient environ 5% de blanc et un peu moins de noir, comme il l’a reconnu lui-même).
On peut formuler l’objectif principal de la théorie d’Ostwald de la façon suivante: le mélange le plus courant est celui d’une couleur pleine, de blanc et de noir. Chaque couleur de pigment est caractérisée par sa teneur en couleur, en blanc et en noir. L’Alphabet commence par distinguer systématiquement les couleurs «colorées» des couleurs «incolores». Il ordonne les incolores sur les huit degrés d’une échelle linéaire de gris, disposés selon une progression géométrique: l’influence du blanc visuellement dominant décroît de haut en bas de manière non égale, mais géométrique, ce qui place le milieu entre le noir et le blanc à hauteur d’une proportion de 20% de blanc. (Curieusement, Ostwald adopte pour désigner ces différents degrés une série d’initiales abandonnée depuis longtemps pour cause de confusion.) Le fondement de la série est la loi psychophysiologique de Weber-Fechner, dont la transposition est toutefois soumise à des limites contre lesquelles est venue se briser la série imaginée par le chimiste balte.
Les couleurs pleines sont ordonnées sur un cercle inspiré du système d’Ewald Hering et dont les quatre points cardinaux sont les quatre couleurs fondamentales: jaune au Nord, rouge à l’Est, bleu outremer au Sud et vert d’eau à l’Ouest. Quatre autres couleurs sont intercalées entre les couleurs fondamentales: l’orange entre le jaune et le rouge, le violet entre le rouge et le bleu outremer, le bleu glacier (turquoise) entre le bleu outremer et le vert d’eau, le vert feuille entre le vert d’eau et le jaune. (Par souci nationaliste, au temps de la Première Guerre mondiale, Ostwald avait donné à l’orange et au violet des noms purement allemands qui n’ont pas été repris ici.) Comme chez Munsell, les couleurs sont disposées de façon à ce que les paires complémentaires (dont le mélange donne un gris neutre) soient diamétralement opposées: ainsi le jaune et le bleu outremer, l’orange et le bleu glacier, le rouge et le vert d’eau, le violet et le vert feuille. A l’aide de ces huit couleurs, Ostwald élabore vingt-quatre tons également distants les uns des autres, qu’il numérote à partir du jaune.
A partir des couleurs pleines du cercle chromatique, Ostwald élabore ensuite les couleurs «claires» et les couleurs «foncées», qui déterminent une série «à intervalles réguliers» depuis la couleur de départ jusqu’au blanc et au noir, respectivement. Après quoi, il peut se livrer à son travail, c’est-à-dire au mélange général des couleurs restantes qu’il désigne comme «couleurs troubles» (ou «couleurs voilées», selon un terme emprunté à Hering) et qui constituent la majorité des corps colorés.
Chacune de ces couleurs «troubles» peut être analysée comme mélange d’une couleur pleine et d’un ton de gris, le gris lui-même étant un mélange de noir et de blanc. Partant, tous les tons standard possibles d’une même couleur pleine peuvent être déterminés dans un triangle équilatéral dont l’axe vertical noir-blanc — ou axe des gris — est situé en face de la couleur pleine en tant que troisième point. Les côtés qui mènent de cette couleur pleine au noir et au blanc portent les séries de couleurs respectivement foncées et claires. Avec le triangle de la couleur complémentaire opposée, un tel triangle monochrome — qu’Ostwald qualifiait de «psychologique» — constitue un losange (en bas, à droite) que l’on peut étendre au cercle entier des couleurs pleines. De là naît un double cône qui réunit en lui toutes les couleurs du système. Le Color Harmony Manual de 1948 (troisième édition) propose une réalisation pratique très commode de cette construction géométrique.
Le mot même d’«harmonie», dans le titre du manuel, traduit l’objectif d’Ostwald lorsqu’il s’attache à l’étude des couleurs. Les expériences lui ont montré, ainsi qu’à d’autres, que certaines combinaisons de couleurs sont agréables (ou harmonieuses), d’autres désagréables. De quoi cela dépend-il? Doit-on considérer ce phénomène comme une loi? Telles sont les questions qui se posent. Dans son analyse, Ostwald part de la conviction fondamentale que l’harmonie des couleurs provient de leur ordre. Il pose l’identité comme loi (harmonie = ordre) et se fait fort de pouvoir trouver toutes les harmonies possibles en analysant tous les ordres que son corps géométrique (le double cône) autorise, selon les règles de la géométrie. Ces ordres sont rassemblés à partir de 1926 — d’abord par Oswald en personne — dans une «harmothèque», avant de trouver leur emploi dans le Color Harmony Manual déjà cité.
Il ne nous appartient pas de critiquer les théories d’Ostwald, mais il ne semble pas qu’elles soient très convaincantes. Peut-être doit-on se résigner à ce que la science ne puisse nous livrer d’autres informations sur les combinaisons harmonieuses de couleurs, à la différence de ce qui se passe pour les sons. Le son et la lumière sont différentes formes d’onde mais, en comparaison de l’oreille, l’œil n’a que des moyens rudimentaires d’analyse comparative, et nous percevons à peine plus qu’une octave (telle est, comparativement, l’étendue approximative du spectre visible). Il n’existe pas non plus — apparemment — de raison physique ou physiologique pour supposer que certaines combinaisons de couleurs sont plus ou moins désirables que d’autres. De plus, si splendide que soit un arc-en-ciel, il n’est jamais venu à l’esprit de quiconque que l’on pourrait l’améliorer en lui rajoutant ou en lui ôtant un élément. Ostwald ne voulait certes pas améliorer l’arc-en-ciel, mais il aurait voulu améliorer les gravures sur bois japonaises pour lesquelles il préconisait de nouvelles couleurs conformes à son système: il les tenait pour «plus japonaises» que les originales!
Même si cette revendication a valu à Ostwald une réputation très mêlée dans le monde des arts, son système a laissé des traces. C’est ainsi que le groupe hollandais «De Stijl», avec Piet Mondrian, s’est inspiré de ses exemples. Dans les années 1917 et 1918, le traitement des couleurs par Mondrian montre des parallèles très précis avec les théories du chimiste balte.
Datation: 1916 / 17
Origine: Allemagne
Couleurs fondamentales: Jaune, rouge, bleu outremer et vert d’eau
Forme: Cercle
Systèmes de référence: Bezold — Wundt — Hering — Pope — CIE — Luther & Nyberg — Müller I — DIN — Müller II — N.C.S.
Bibliographie: W. Ostwald, «Die Farbenfibel», Leipzig 1916; W. Ostwald, «Der Farbatlas», Leipzig 1917; F. Birren, «The Principles of Color», New York 1969; H. Hönl, «Die Ostwaldsche Systematik der Pigmentfarben in ihrem Verhältnis zur Young-Helmholtzschen Dreikomponenten-Theorie», Naturwissenschaften 21, pp. 487-494 et Naturwissenschaften 22, pp. 520-524 (1954); John Gage, «Kulturgeschichte der Farbe: von der Antike bis zur Gegenwart», Ravensburg: Maier, 1994, pp. 247-250 et pp. 257-260.