L’Américain Nicholas Ogden Rood étudie la physique avant de commencer à peindre. Il s’intéresse donc aux couleurs à la fois d’un point de vue technico-scientifique et dans une perspective artistique; ces deux aspects se retrouvent dans ses tentatives pour ordonner systématiquement les couleurs. Les diagrammes mathématiques de Roods promettaient la précision dans le traitement des couleurs que Georges Seurat et les néo-impressionnistes recherchaient après 1880. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’ils se soient inspirés de l’œuvre de Rood; on sait que Seurat possédait une édition de la roue chromatique asymétrique et qu’il a orienté ses recherches en fonction de ces indications. (Texte détaillé)
L’Américain Nicholas Ogden Rood (1831-1902) avait étudié la physique avant de commencer à peindre, lors d’un séjour en Allemagne. Il s’intéressait donc aux couleurs à la fois d’un point de vue technico-scientifique et dans une perspective artistique; ces deux aspects se retrouvent dans ses tentatives pour ordonner systématiquement les couleurs. En 1879 paraît son livre intitulé Modern Chromatics et sous-titré «Applications pour l’art et l’industrie»: l’auteur y entend «présenter de façon simple et complète les faits sur lesquels repose l’utilisation artistique de la couleur.» Deux ans plus tard paraît une deuxième édition de son ouvrage, sous un titre moins séduisant: Student’s Textbook of Colour. Il y met les idées de Helmholtz à la portée des artistes et entend leur apprendre qu’ils doivent «peindre avec la lumière».
Dans son système chromatique, Rood présente pour la première fois des cercles chromatiques concentriques ayant pour base les trois couleurs additives primaires (rouge, vert et bleu) et offrant douze secteurs extrêmes de même grandeur (non figurés ici). Les couleurs de ces secteurs sont: rouge, orange, orange-jaune, jaune, jaune-vert, vert, vert bleu, bleu sombre, bleu, bleu outremer, violet et pourpre. Les tons pâlissent en s’approchant de l’intérieur et le centre est blanc.
(Comme moyen de standardiser les couleurs, Rood a également proposé une figure chromatique cylindrique dont la section circulaire reprend les douze tons ci-dessus mentionnés, variant du noir au blanc selon la hauteur.)
A côté de ce cercle chromatique assez conventionnel, Rood a aussi réalisé un modèle scientifique que nous présentons (à gauche). On y trouve, avec des positions angulaires exactement caractérisées, les couleurs que le peintre emploie réellement sur sa palette.
Le point de départ de la roue chromatique de Rood est une amélioration péniblement élaborée du triangle de Maxwell triangle. En tant que physicien, Rood s’est intéressé au mélange additif de couleurs et il s’est aidé du disque chromatique inventé par James C. Maxwell pour déterminer les positions exactes des couleurs et leur importance relative. Les mélanges de couleurs sont obtenus par rotation d’un disque coloré sur lequel les trois couleurs primaires sont représentées à l’aide de surfaces variées: l’impression obtenue est comparable à un gris optique composé à partir d’éléments noirs et blancs. En variant les proportions des couleurs primaires sur le disque, on peut déterminer la proportion nécessaire pour produire un gris sans couleur. Les proportions correspondantes sont traitées dans le sens de Newton, c’est-à-dire comme si elles étaient des poids à déterminer de façon à ce que le système puisse se trouver en équilibre. Après beaucoup de mesures et au prix de quelques artifices, Rood réussit à réaliser un triangle (non représenté ici) qui «montre les couleurs ou les nuances en fonction de leur position angulaire, et leur saturation ou intensité par leur plus ou moins grande distance du blanc», pour reprendre le texte de Modern Chromatics. Pour montrer ensuite la véritable nature du contraste complémentaire, Rood ajoute la roue chromatique illustrée, sur laquelle sont indiquées les positions angulaires des couleurs réellement employées par les peintres, soit:
vert (verde), vert émeraude (verde smeraldo), bleu très verdâtre (blu molto verdastro), bleu verdâtre (blu verdastro), bleu foncé verdâtre (blu cyan verdastro), bleu foncé 2 et 1 (blu cyan), bleu (blu), bleu outremer naturel (blu oltremare naturale), bleu outremer artificiel (blu oltremare artificiale), violet (violetto), pourpre (porpora), rouge pourpre (porpora rosso), rouge carmin (carminio), rouge spectral (rosso spettrale), cinabre (vermiglione), rouge-orange (minio), orange (arancio), orange jaune (giallo arancio), jaune (giallo), jaune verdâtre (giallo verdastro), jaune vert (verde giallo) — et retour au vert (verde).
Les diagrammes mathématiques de Roods promettaient la précision dans le traitement des couleurs que Georges Seurat et les néo-impressionnistes recherchaient après 1880. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’ils se soient inspirés de la Modern Chromatics; on sait que Seurat possédait une édition de la roue chromatique asymétrique et qu’il a orienté ses recherches en fonction de ces indications. Toutefois, Roods lui-même a souligné que le problème des juxtapositions adéquates et non-adéquates — harmonies et non-harmonies — des couleurs «ne saurait être résolu avec les méthodes du laboratoire», mais relevait de «considérations obscures, voire inconnues».
Lorsqu’on développe le cercle chromatique de Roods et qu’on le représente sous forme d’une colonne cylindrique, on obtient une sorte de spectre psychologique qui indique, par comparaison avec le spectre physique prismatique (colonne de gauche), l’importance relative que l’on attribue aux différentes couleurs. (Les lignes marquent ici les longueurs d’onde, classées en fonction des couleurs indiquées.) Le rouge, qui impressionne si fortement notre perception et revendique tant de place dans la colonne de droite, reste marginal en tant que perception physique. Ce qui est premier pour nous ne vient pas en premier, et de loin, selon l’ordre des faits.