Wilhelm von Bezold (1837-1907) était professeur de météorologie à Munich et directeur de l’Institut prussien de prévision météorologique. En tant que scientifique, il s’est avant tout intéressé à la physique de l’atmosphère et s’est acquis la gloire avec sa théorie des orages. Son oncle Gustave était un historien d’art célèbre et cela explique peut-être pourquoi paraît, en 1874, une Théorie des couleurs, en considération de l’art et des métiers d’art. Wilhelm von Bezold y développe un système chromatique en forme de cône qui rappelle un peu la pyramide de Lambert, mais avec une conception différente équivalant à celle de la demi-sphère de Chevreul. Von Bezold écrit:
«Dans ce type de cône chromatique, on peut […] loger toutes les couleurs imaginables, c’est-à-dire toutes les teintes que notre œil est capable de percevoir. Sur son enveloppe extérieure, le cône ne porte que des couleurs entièrement saturées, selon leurs divers degrés de clarté.» Et encore: «Si l’on souhaite fabriquer réellement un cône de ce type à l’aide de matériaux artificiels, il faudra y ajouter en pensée une enveloppe extérieure qui porte les couleurs du spectre, c’est-à-dire les couleurs pures dans leur plénitude, car même les pigments les plus extrêmes sont encore loin de la pureté parfaite.»
Bezold essaye de bâtir un système chromatique directement fondé sur la perception. Il n’est pas le premier à travailler dans cette direction: ce périlleux honneur revient sans doute au peintre berlinois Johann Christoph Frisch qui avait introduit, dès 1788, le principe d’asymétrie et proposé un cercle chromatique en huit parties dans lequel il tenait compte du fait que l’œil perçoit une plus grande distance entre le bleu et le rouge et entre le bleu et le jaune qu’entre le jaune et le rouge. Mais la tentative de Frisch n’avait rencontré que peu d’échos à son époque et il fallut attendre un siècle pour que von Bezold reprît le même chemin.
Son cône chromatique place le blanc au centre d’un cercle qui constitue sa base. Les couleurs vont en fonçant vers le sommet, jusqu’à atteindre le noir. Le principe du cercle lui est inspiré par l’expérience, car «on peut bien porter l’ensemble des tons sur un cercle fermé sur lui-même, lorsque l’on intercale le pourpre entre le rouge et le violet; on peut aussi le mettre sur une ligne fermée, au plus simple sur la périphérie d’un cercle, et le matérialiser ainsi.»
(Dans la seconde édition de l’ouvrage de Wilhelm von Bezold, parue presque un demi-siècle plus tard, en 1921, l’éditeur W. Seitz a fait plusieurs interventions. Le cône de Bezold est remplacé par le double cône de Wilhelm Ostwald que nous expliquerons plus loin.)
A côté du cône, von Bezold propose aussi un cercle chromatique particulier (à gauche) qu’il présente comme un extrait, «un fragment de la véritable table des couleurs, qui se rapprocherait de la forme d’un triangle aux angles duquel les couleurs rouge, verte et violet-bleu trouvent leur place.» Il se rattache donc aux trois couleurs primaires — bleu, vert et rouge — que Hermann von Helmholtz et James Clerck Maxwell ont scientifiquement fondées et popularisées dans leur théorie trichromatique. Von Bezold reconnaît ses deux modèles et leurs écrits dans sa préface de 1874. Il rappelle à ce propos que c’est Helmholtz qui a fait le premier la différence entre le mélange (additif) des radiations lumineuses et le mélange (soustractif) des pigments colorés, mais que c’est à Maxwell que l’on doit d’avoir établi les lois «du véritable mélange des couleurs, à l’aide d’expérimentations convaincantes». Seul l’aboutissement de leurs recherches a permis de constituer suffisamment l’aspect physique et physiologique de la lumière, «pour pouvoir servir de fondement à des recherches d’esthétique pratique.» On est maintenant arrivé au temps d’entreprendre cette recherche — et von Bezold songe ici à son œuvre personnelle — «pour fonder sur les mêmes bases solides la théorie de l’emploi des couleurs, de façon à la joindre comme sœur aux deux autres sciences constituées»; il entend par là l’anatomie et la géométrie, qui sont toutes deux capitales pour l’art.
C’est pourquoi son propre cercle chromatique est «construit à l’aide du triangle des couleurs, c’est-à-dire qu’il en est un secteur, ou si l’on veut un agrandissement du petit cercle inscrit dans le triangle. Sur la circonférence sont inscrits des traits qui indiquent les chiffres de vibration, de façon à ce qu’en passant de l’un à l’autre, on parvienne à une couleur qui accomplit en une seconde dix billions de vibrations de plus que la précédente […] La simple répartition de ces traits, qui cachent en eux-mêmes une matérialisation de la loi mathématique des mélanges, révèle les rapports propres aux trois couleurs rouge, verte et violet-bleu.»
Malgré ses multiples références à la science et à sa quantification, von Bezold pense avant tout à l’art et aux métiers d’art; il veut aider les peintres et les fabricants de couleurs. Même lorsque les recherches et la réflexion sur l’ordre laissent entendre que «sur des secteurs semblables de la circonférence, un nombre approximativement égal de tons différenciables se juxtapose, on ne peut se défendre de l’impression que la couleur se modifie beaucoup plus lentement entre le bleu et le vert qu’entre le pourpre et le violet.» Il entreprend donc la tentative (illustrée à gauche) «de diviser le cercle en groupes de couleurs de sorte que le caractère des groupes voisins paraisse offrir à l’œil des écarts d’égale grandeur.» En direction du vert, les tons par ordre croissant sont le pourpre, le carmin («rouge carmin»), le vermillon («cinabre»), l’orange, le jaune, le jaune vert, le vert, le vert-bleu, le bleu turquoise («bleu glacier»), l’outremer, le violet-bleu et le violet-pourpre. Davantage de «couleurs de complément» font face au plus grand secteur du vert.
Les lettres inscrites le long de l’intérieur de la circonférence indiquent des notes de musique et se rattachent à une tentative de réfuter la théorie des «équivalents chromatiques» qui remonte à George Field. Nous les renverrons dos à dos, bien que von Bezold ait consacré beaucoup de soins pour parvenir à un accord des couleurs. Il s’est efforcé de trouver des triades harmoniques par la construction de triangles équilatéraux, à répartir autour du milieu blanc. On montre ainsi un triangle qui unit le violet-bleu, le cinabre et le vert. Son sommet ne touche pas complètement le secteur vert: cela prouve une limitation fondamentale de systèmes qui estiment que la métrique des couleurs serait à comprendre par une géométrie de l’espace. Les classements des couleurs doivent être tridimensionnels, mais leur structure ne doit pas être concrètement simplifiée. Ces idées ne seront reprises que par le système du peintre américain Henry Munsell, présenté au début du XXe siècle.
Von Bezold n’a pas pu présenter de système chromatique accepté dans son ensemble — il accentue trop les teintes bleues et violettes — mais son nom reste dans la physiologie actuelle des sens pour le phénomène de «Bezold-Brücke». Il avait observé des ampoules électriques à travers des filtres de couleur et constaté que le point le plus lumineux de l’ampoule paraît jaunâtre à travers un filtre rouge et verdâtre à travers un filtre vert-brun. La couleur que l’on perçoit dépend donc — pour de hautes intensités lumineuses — de la puissance de la lumière. Cette différence de perception s’explique aujourd’hui par l’hypothèse que dans les intensités extrêmes — au point le plus lumineux de l’ampoule, précisément — les cellules de vision de l’œil sont saturées et ne contribuent que relativement peu à la réception des couleurs.
Au reste, M. Brücke avait cherché auparavant à faire déboucher la physiologie des couleurs sur une esthétique. Dans son ouvrage, von Bezold a essayé une seconde tentative qui lui a paru d’autant plus pénétrante que la théorie de Gœthe — d’après lui — «n’avait eu aucune influence durable sur le développement de la science, tout en rencontrant depuis longtemps des obstacles remarquables.» On a pu écrire ce genre de choses il y a un bon siècle, sans rencontrer d’opposition véritable. Depuis, les scientifiques l’ont, eux aussi, mieux compris.