Le peintre Philipp Otto Runge expose ses recherches sur une «sphère des couleurs» qui aborde la construction du rapport de tous les mélanges de couleurs les uns avec les autres et de leur parfaite affinité. Runge choisit la parfaite symétrie de la sphère (et non celle du double cône, par exemple), parce que, selon lui, c’est la seule façon d’obtenir un «gris totalement neutre» au centre. Selon Runge, c’est la seule méthode par laquelle les couples de couleurs diamétralement opposés à la surface de la sphère se résolvent au point central. Runge voulait que sa sphère des couleurs ne fût pas comprise comme «production artistique», mais comme «figure mathématique résultant de quelques réflexions philosophiques». A son avis, la figure sphérique était également beaucoup mieux rattachée à l’ordre divin du cosmos. (Texte détaillé)
Cette même année 1810 au cours de laquelle Goethe publie sa «Théorie des couleurs» avec son cercle chromatique (cf. illustration historique de Goethe), le peintre Philipp Otto Runge (1777-1810) expose ses recherches sur une «sphère des couleurs» qui aborde — c’est le sous-titre — la «construction du rapport de tous les mélanges de couleurs les uns avec les autres et de leur parfaite affinité» (illustration historique de Runge). La sphère de Runge paraît l’année même de la mort du peintre, prématurément disparu à l’âge de trente-trois ans. Sa classification des couleurs représente la somme de toutes ses recherches, définies un jour dans un dictionnaire comme «un mélange de connaissances mathématico-scientifiques, de combinaisons mystico-magiques et de significations symboliques». La sphère de Runge marque la fin provisoire d’une évolution qui a conduit de la série unidimensionnelle des couleurs à leur représentation spatiale sous forme de pyramide.
Runge voyait dans les trois couleurs fondamentales — le bleu, le rouge et le jaune, que son œil de peintre considérait comme couleurs «soustractives» — le «symbole simple de la Trinité de Dieu», comme il l’écrit dans une lettre de 1803. Pour lui, le noir et le blanc ne sont pas des couleurs, car «la lumière est le bien, et l’obscurité, le mal».
Le parcours intellectuel vers la sphère des couleurs commence par un cercle chromatique qu’il esquisse dans une lettre de 1806 à Goethe (et qui sera partiellement cité dans la partie didactique de la Théorie des couleurs de ce dernier): «Il n’y a que trois couleurs, jaune, rouge et bleu, cela est bien connu. Lorsque nous les saisissons dans toute leur force et que nous nous les représentons comme limitées en un cercle, trois transitions se forment: l’orange, le violet et le vert (j’appelle «orange» tout ce qui est entre le jaune et le rouge, ou encore tout ce qui part du jaune pour aller vers le rouge, et réciproquement); c’est dans leur milieu que ces transitions ont le plus d’éclat et ce sont là les vrais mélanges de couleurs.»
Les trois couleurs pures comme les trois couleurs mélangées ressortent sur le fond gris du milieu. Le gris peut naturellement être obtenu par un mélange de blanc et de noir. Pour rendre le rapport des couleurs avec le noir et le blanc de façon géométriquement compréhensible, Runge passe en 1807 à l’idée d’un «globe» qui deviendra sphère chromatique en 1809, avec un pôle noir et un pôle blanc. Les couleurs pures sont situées sur l’équateur et bénéficient d’un espace égal. Chacune des couleurs placée à la surface de la sphère peut se déplacer en cinq directions: à droite ou à gauche vers les couleurs voisines; vers le haut et le blanc ou vers le bas et le noir; vers le gris du centre et, à travers lui, vers la couleur complémentaire sur la face opposée de la sphère.
Dans l’introduction à sa théorie des couleurs, Runge se plaint que les artistes aient été abandonnés par les scientifiques: ceux-ci auraient négligé ces effets de la couleur «qui n’étaient pas à expliquer par la simple diffraction du rayon lumineux». Son but est de «rechercher […] les rapports des couleurs entre elles […], pour découvrir avec précision les impressions que leur union ou leur juxtaposition font sur nous, et les apparences modifiées qui résultent de leurs mélanges, afin de pouvoir les rendre à chaque fois avec la matière picturale dont nous disposons». Il considère les couleurs comme «une apparence donnée, voire indépendante», ce pourquoi ses recherches peuvent être regardées «comme tout à fait à part de la science qui étudie comment la lumière fait naître les couleurs».
Runge choisit la parfaite symétrie de la sphère (et non celle du double cône, par exemple), parce que, selon lui, c’est la seule façon d’obtenir un «gris totalement neutre» au centre. Les couples de couleurs diamétralement opposés à la surface de la sphère ne peuvent se résoudre qu’ainsi au point central (illustration). Runge voulait que sa sphère des couleurs ne fût pas comprise comme «production artistique», mais proposée comme «une figure mathématique résultant de quelques réflexions philosophiques».
Runge connaissait naturellement la pyramide de Lambert (cf. illustration historique de Lambert), mais il voulait situer les couleurs pures à égale distance du blanc et du noir, et opta donc pour la figure sphérique, qui était également beaucoup mieux rattachée à l’ordre divin du cosmos. Il était clair pour lui que ses représentations ne pouvaient être que l’imparfaite illustration de la sphère idéale. Il avait parfaitement conscience que le mélange de couleurs soustractif — lui seul vient en question dans sa palette de peintre — ne produit pas le gris neutre moyen, si important pour lui. Il paraît plus que probable que Runge avait tout autre chose en tête que Lambert, ce dernier souhaitant avant tout proposer un système pratique à l’aide duquel on pourrait mélanger les couleurs. Runge ne s’intéressait pas tant au rapport des mélanges qu’à l’harmonie des couleurs. Il voulait mettre de l’ordre dans l’ensemble des couleurs possibles, qui connaît d’autres limites que celles de notre langage, comme il l’affirmait dans une lettre à Goethe: «Lorsque l’on veut imaginer un orange bleuâtre, un vert rougeâtre ou un violet jaunâtre, c’est tout à fait comme si l’on pensait à un noroît du sud-ouest.» Sa sphère visait à établir un authentique système des couleurs et cette tentative ne devait pas être dépassée dans son siècle.
[en passant par les cercles chromatiques à deux dimensions. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’aspect de science physique était important pour Runge: on le constate en le voyant demander à Goethe — précisément ! — où l’on pouvait trouver une introduction à la théorie des couleurs de Newton. De plus, nous sommes ici au début du XIXe siècle, à un moment où la physique des couleurs acquiert une complexité nouvelle avec Thomas Young, permettant du même coup un raffinement technique de leur traitement. Ce qu’il faut examiner — au temps de Runge — est l’application de cette évolution à l’art.]
Datation: 1810
Origine: Allemagne
Couleurs fondamentales: Bleu, rouge et jaune
Forme: Sphère
Systèmes de référence: Lambert — Goethe — Benson
Bibliographie: Ph. O. Runge, «Farbenkugel», Hamburg 1810; J. Pawlik, «Theorie der Farbe», Köln 1976; H. Matile, «Die Farbenlehre Phillip Otto Runges», 2e éd., München 1979; John Gage, «Kulturgeschichte der Farbe: von der Antike bis zur Gegenwart», Ravensburg: Maier, 1994 (plusieurs illustrations et mention commentée).
Sites intéressants: Espace chromatique interactif d’après Runge