Cent ans après Newton, Johann Wolfgang von Goethe s’attaque au problème des couleurs. Pour celui qui survole la théorie goethéenne en la comparant à celle de Newton, il est clair qu’il s’agit de deux approches radicalement différentes du même sujet. Deux vérités se rencontrent ici et se complètent: le poète donne la vérité immédiate de l’impression sensorielle, le physicien la vérité médiate de la science. Ce qui est simple pour Newton — par exemple la lumière bleu pur, couleur «monochromatique» dotée d’une longueur d’onde précise — est complexe pour Goethe puisqu’il faut d’abord la préparer à grands frais: elle est artificielle. Pour Goethe, la lumière blanche est simple puisque disponible instantanément, et tout naturellement, alors que pour Newton c’est un mélange de toutes les couleurs. (Texte détaillé)
Cent ans après Newton, Johann Wolfgang von Gœthe (1749-1832) s’attaqua au problème des couleurs. Mettant en relation toutes les branches de la science naturelle, il espérait atteindre une «unité plus complète de la connaissance physique», mais il aborda le sujet pour obtenir en premier lieu une meilleure information «dans la perspective de l’art». Lorsqu’il se mit à son Histoire de la théorie des couleurs, il espérait pouvoir donner une «histoire de l’esprit humain en miniature», comme il l’écrivait à Wilhelm von Humboldt en 1798.
Ses premières Contributions d’optique datent de 1791, après qu’il eut été surpris, lors de son voyage en Italie, par les difficultés que les artistes contemporains éprouvaient pour exprimer le coloris et l’harmonie des couleurs: «J’entendais parler de couleurs ‘chaudes’ et ‘froides’, de couleurs qui se ‘relèvent’ mutuellement, et bien d’autres choses encore», mais tout cela se confondait «en un étrange tourbillon».
De 1790 à 1823, Gœthe écrit quelque deux milles pages sur les couleurs, dont l’essentiel paraît entre 1808 et 1810 sous le titre de Théorie des couleurs. Il développe son système à partir du contraste élémentaire entre le clair et le foncé (qui ne joue aucun rôle chez Newton). Dans un écrit Sur la division des couleurs et leur rapport mutuel, Gœthe établit que seuls le jaune et le bleu sont perçus par nous comme des couleurs entièrement pures, «sans rien rappeler d’autre». Le jaune très comparable à la clarté («tout proche de la lumière») et le bleu très apparenté à l’obscurité («tout proche de l’ombre») sont les deux pôles opposés entre lesquels toutes les autres couleurs se laissent ordonner.
En 1793, Gœthe esquisse son cercle chromatique dans lequel il dispose le jaune («giallo») et le bleu («blu») en triangle avec le rouge («rosso», baptisé pourpre en un premier temps et placé au sommet du cercle). Il caractérise cet «effet de rouge» comme le «plus haut degré» de la série de couleurs qui va du jaune au bleu et lui oppose, au bas du cercle, le vert («verde») qui naît du mélange de jaune et de bleu. Le cercle est complété du côté ascendant par un orange («arancio», nommé rouge-jaune par Gœthe) et du côté descendant par un rouge-bleu («porpora», souvent baptisé violet) (illustration historique).
A côté du cercle, nous avons représenté dans plusieurs petits triangles quelques-unes des subdivisions internes du grand triangle — un peu comme Joseph Albers l’a fait en 1963 dans son Interaction of Colours, pour indiquer des «accords de couleurs expressifs». Dans le premier cas, on voit la succession couleur primaire (1.1), couleur secondaire (1.2) et couleur tertiaire (1.3). Dans le second cas, nous indiquons ce que Gœthe considérait comme «sensuel-moral», une succession passant de la force (2.1) à la sérénité (2.2.) puis à la mélancolie (2.3). Le troisième cas met en valeur les trois axes des couleurs complémentaires, le rouge (3.1), le jaune (3.2) et le bleu (3.3). Nous illustrons en dernier la clarté (4.1) et l’intensité (4.2).
Gœthe appelait le secteur allant du jaune au rouge le côté positif («Plusseite») de son cercle chromatique, et le secteur allant du rouge au bleu son côté négatif («Minusseite»). Il y ajoutait les connotations suivantes: le jaune est mis en relation avec «effet, lumière, clarté, force, chaleur, proximité, élan», le bleu avec «dépouillement, ombre, obscurité, faiblesse, éloignement, attirance». On constate ainsi que la perspective de Gœthe était avant tout d’analyser «l’effet sensuel-moral» des couleurs isolées «sur le sens de la vision […] et, par l’intermédiaire de celui-ci sur l’humeur». Il entend les couleurs au premier chef «comme des contenus conscients de qualités sensuelles» et il ancre son interprétation dans le domaine de la psychologie. Les couleurs du côté positif «évoquent une atmosphère d’activité, de vie, d’effort», le jaune est «prestigieux et noble» et procure une «impression chaude et agréable»; les couleurs du côté négatif «déterminent un sentiment d’inquiétude, de faiblesse et de nostalgie», le bleu lui-même «nous donne une sensation de froid».
Avec cette perspective «sensuelle-morale», Gœthe approche de son objectif initial, à savoir amener l’esthétique du désordre à l’ordre. Il conçoit un coloris dans les catégories du «puissant», du «doux» et du «brillant», et imagine la conception suivante: l’effet de puissance naît lorsque jaune, rouge-jaune et pourpre dominent; l’effet de douceur est déterminé par le bleu et les couleurs voisines. Si «toutes les couleurs sont en équilibre les unes par rapport aux autres», naît un coloris harmonieux susceptible de produire le brillant et l’agréable. (Le philosophe Ludwig Wittgenstein — cher au cœur de Thomas Bernhardt — note à ce propos dans ses Remarques sur les couleurs: «Je doute fort que les remarques de Gœthe sur le caractère des couleurs puissent être utiles à un peintre. Tout juste à un décorateur.»)
Pour celui qui survole ainsi la théorie gœthéenne des couleurs en la comparant à celle de Newton, il est clair qu’il s’agit ici de deux approches radicalement différentes du même sujet. Elles sont naturellement en opposition mais elles sont aussi complémentaires, dans le sens où aucun des deux systèmes ne peut à lui seul rendre compte des couleurs. Le terme «complémentaire» prend ici un sens plus profond que dans le domaine des couleurs. Aucune des deux théories n’est fausse, chacune d’elles donnant en soi un aspect juste du monde qui est complété par l’autre. Seule est fausse la conclusion de Gœthe selon laquelle Newton se serait trompé «doublement et triplement».
Pour animer cette idée de complémentarité, comparons ce que le physicien anglais et le poète allemand disent des couleurs. Ce qui est simple pour Newton — par exemple la lumière bleu pur, couleur «monochromatique» dotée d’une longueur d’onde précise — est complexe pour Gœthe puisqu’il faut d’abord la préparer à grands frais : elle est artificielle. En revanche, pour Gœthe, la lumière blanche est simple parce qu’elle est disponible instantanément et tout naturellement, alors que Newton y voit un mélange de toutes les couleurs: elle n’est pas simple, mais composée.
Ce qui est unité ou totalité de vision — perception, en un mot — pour Gœthe est décomposé par Newton (et ses successeurs) en plusieurs parties. La vue des couleurs commence par des réactions dans l’œil, puis nécessite pour son explication un supplément de détails sur la rétine, sur les cellules nerveuses et les stations qui acheminent cette sensation, enfin sur les zones du cerveau qui traduisent ces impulsions électriques en «perception».
On reconnaît la complémentarité fondamentale des deux systèmes si l’on s’interroge sur le rôle du sujet. Tandis que Gœthe le place naturellement au centre de sa théorie, Newton l’exclut totalement de sa description. Deux vérités se rencontrent ici et se complètent: le poète donne la vérité immédiate de l’impression sensorielle, le physicien la vérité médiate de la science. Pour obtenir la vérité sur la nature, celui-ci néglige l’intuition («le sens propre de l’homme») que celui-là privilégie expressément. Telle est la complémentarité: le contraire d’une vérité profonde (celle de Newton) n’est pas l’erreur, mais une autre vérité profonde (celle de Gœthe).
Datation: 1810
Origine: Allemagne
Couleurs fondamentales: Jaune, bleu et rouge [pourpre]
Forme: Cercle
Systèmes de référence: Aguilonius — Waller — Newton — Runge — Chevreul — Bezold
Bibliographie: J. W. von Goethe, «Zur Farbenlehre», Tübingen 1810; J. W. von Goethe, «Geschichte der Farbenlehre», Erster und zweiter Teil, München 1963; J. W. von Goethe, «Zur Farbenlehre», didaktischer Teil, München 1963; W. Heisenberg, «Die Goethesche und die Newtonsche Farbenlehre im Lichte der modernen Physik», in: Gesammelte Werke, Band CI, München 1984, pp. 146-160; John Gage, «Kulturgeschichte der Farbe: von der Antike bis zur Gegenwart», Ravensburg: Maier, 1994, pp. 201-205.