L’Anglais James Sowerby, déjà connu comme auteur de livres sur la botanique et l’histoire naturelle, présente son système de couleurs dédié au «grand Sir Isaac Newton». Il se donne deux tâches: il entend d’abord remettre en lumière l’importance du clair et du foncé, tombée un peu dans l’oubli depuis Newton; il veut ensuite matérialiser une différence entre les couleurs. Les couleurs de la lumière et celles des matières se comportent différemment lorsqu’on les met en contact. La tentative de Sowerby — transformer les sept couleurs primaires de Newton en trois couleurs de départ matériellement disponibles — a suscité l’intérêt du peintre William Turner qui connaissait personnellement le savant. (Texte détaillé)
Au commencement du XIXe siècle, l’Anglais James Sowerby (1757-1822), déjà connu comme auteur de livres sur la botanique et l’histoire naturelle, présente son système de couleurs dédié au «grand Sir Isaac Newton». Le titre en est assez long: A New Elucidation of Colours, Original Prismatic, and Material: Showing their Concordance in the Three Primitives, Yellow, Red and Blue: and the Means of Producing, Measuring, and Mixing Them: with some Observations on the Accuracy of Sir Isaac Newton («Nouvelle explication des couleurs, d’origine prismatique et matérielle: montrant leur concordance dans les trois primaires, jaune, rouge et bleu: et les moyens de les produire, de les mesurer et de les mélanger: avec quelques observations sur la précision de Sir Isaac Newton») [sic]. Avec cette œuvre publiée en 1809 à Londres, Sowerby se donne deux tâches: il entend d’abord remettre en lumière l’importance du clair et du foncé, tombée un peu dans l’oubli depuis Newton; il veut ensuite matérialiser une différence entre les couleurs. Les couleurs de la lumière et celles des matières se comportent différemment lorsqu’on les met en contact (ce que nous avons déjà évoqué à propos de la planche de Johann Heinrich Lambert). Sowerby part de trois couleurs fondamentales — rouge, jaune et bleu — qui sont combinées; comme colorant de base, il utilise la gomme-goutte (une résine jaune et vénéneuse tirée de plantes asiatiques), le carmin et le bleu de Prusse.
Les croquis mettent en valeur les trois parties sur lesquelles repose la théorie de Sowerby, tout en exprimant la continuité qui peut s’établir entre elles par stabilisation. La tentative de Sowerby — transformer les sept couleurs primaires de Newton en trois couleurs de départ matériellement disponibles — a suscité l’intérêt du peintre William Turner qui connaissait personnellement le savant. Vers 1820, tout comme Philipp Otto Runge (un autre peintre), Turner a essayé de transposer le schéma des trois couleurs — rouge, jaune et bleu — dans celui des moments de la journée et constaté qu’il existe plusieurs possibilités.
Sowerby montre dans son texte les mélanges optiques qui se produisent lorsque l’on dispose sur le papier de minces bandes saturées de couleurs primaires. Il fallut toutefois attendre quelques dizaines d’années encore pour que l’on pût appréhender correctement la différence qui nous permet aujourd’hui de distinguer plus précisément les mélanges de couleur. La lumière colorée se mélange par addition, c’est-à-dire que la somme des rayons lumineux situés différemment dans le spectre — comme la lumière provenant de deux lampes — produit une couleur nouvelle. A la différence de l’oreille, l’œil (et le cerveau à sa suite) ne fait aucune analyse des séries d’onde qui lui parviennent; il construit plutôt une nouvelle impression, c’est-à-dire une couleur nouvelle. Le mélange additif de rouge et de vert donne par exemple du jaune, de même que le bleu violet mélangé au vert donne du bleu sombre. Lorsque deux couleurs s’annulent par addition et donnent du blanc, on les appelle complémentaires. Il existe, par expérience, trois couples de ce type — vert et rouge magenta, bleu-violet et jaune, rouge et bleu sombre — à condition de bien déterminer les longueurs d’onde.
Mais les pigments colorés agissent tout autrement que les lumières colorées. Alors que la lumière jaune provient de celle d’une longueur d’onde déterminée, la couleur d’un pigment jaune a pour effet d’absorber la couleur complémentaire du jaune, c’est-à-dire le bleu violet. Le mélange soustractif d’un pigment jaune et d’un pigment bleu violet ne donne pas du blanc, mais du noir (cf. planche 10). Cela vaut aussi pour les deux autres paires de couleurs complémentaires: rouge et bleu sombre, ainsi que vert et rouge magenta, donnent ensemble un pigment qui ne reflète plus la lumière — qui est donc noir.
Nous pouvons ainsi matérialiser quelques différences qui sont traditionnellement passées sous silence mais dont la non-observation conduit à la confusion. Les couleurs complémentaires donnent par addition du blanc, par soustraction du noir. La soustraction part ainsi de toutes les couleurs (blanc) pour se terminer dans le noir; l’addition commence avec l’absence de lumière (noir) pour finir lorsque toutes les longueurs d’onde sont représentées (blanc). Lorsque l’on considère — et c’est souvent le cas — le rouge, le vert et le bleu comme couleurs primaires de l’addition, parce qu’ils offrent la plus grande palette possible pour les mélanges, il faut prendre de même, pour la soustraction, les pigments qui absorbent le rouge, le vert ou le bleu: le bleu sombre, le rouge magenta et le jaune.
Dans les trois couleurs fondamentales de Sowerby, nous avons échangé le jaune contre le vert parce qu’au moment où il présentait son système, le médecin et physicien anglais Thomas Young (1773-1829) exposait sa théorie — plus tard confirmée — selon laquelle l’œil, grâce à la perception de trois longueurs d’onde, peut réaliser la synthèse de toutes les couleurs. Cette theory of trichromatic vision est fondée sur les propriétés additives des trois couleurs fondamentales: le rouge, le vert et le bleu. Young était arrivé à ses conclusions dès 1801, lorsqu’il eut acquis la certitude que l’œil, ne pouvant percevoir chacune des couleurs en nombre infini, se comporte plus économiquement: «Comme il est quasiment impossible de penser que chaque particule photosensible de la rétine contient un nombre infini de particules qui soient toutes en mesure de vibrer en résonance avec chaque onde correspondante, il est nécessaire que la perception soit limitée — par exemple aux trois couleurs primaires: rouge, jaune et bleu».
Vous avez bien lu. Dans ses Lectures on natural philosophy and mechanical arts («Conférences sur la philosophie naturelle et les arts mécaniques»), Young a présenté officiellement dès 1807 le trio de couleurs sur lequel est fondé aujourd’hui notre théorie trichromatique. «Il est nécessaire, écrivait-il alors, de modifier les hypothèses que j’ai émises dans mon dernier ouvrage […] et de mettre à la place de rouge, jaune et bleu, rouge, vert et violet.» Le «violet» de Young apparaissait plutôt bleu à ses successeurs, et c’est pour des raisons de simplification que l’on parle de «rouge, vert et bleu» lorsque l’on évoque la trichromatic theory of vision.
Cette théorie a reçu une éclatante confirmation dans les années soixante de notre siècle, lorsque les physiologues et biochimistes anglais ont réussi à montrer que la rétine humaine possédait trois sortes de cellules photosensibles — les cônes — qui contiennent des pigments capables d’absorber en priorité la lumière bleue, la lumière verte et la lumière rouge. Les maxima d’absorption correspondent, pour les longueurs d’onde, à 425 nanomètres (nm) pour le bleu, 535 nm pour le vert et 570 nm pour le rouge. (On a pu déterminer les longueurs d’onde des lumières peu avant la mort de Young.)
La première étape de la perception des couleurs se passe donc bien comme Young l’avait imaginé au début du XIXe siècle; mais il en va tout autrement de la seconde. Young pensait encore à un acheminement direct des signaux perçus vers le cerveau; il imaginait chacune des fibres nerveuses composée de trois parties correspondant à chacune des trois couleurs perçues par l’œil. Mais l’élaboration de l’information n’est pas aussi simple et l’on n’a pu la comprendre que dans les dernières décennies de notre siècle — confirmant du reste des idées que certains psychologues avaient émises dès la fin du XIXe siècle. Nous y reviendrons plus loin mais il faut à présent reprendre le cours de l’histoire.
Datation: 1809
Origine: Angleterre
Couleurs fondamentales: Rouge, jaune et bleu
Forme: Triangle modifié
Systèmes de référence: Harris — Lambert — Runge — Hayter — Maxwell — Ebbinghaus
Bibliographie: J. Sowerby, «A New Elucidation of Colours, Original, Prismatic, and Material: Showing their Concordance in Three Primitives, Yellow, Red, and Blue: and the Means of Producing, Measuring, and Mixing Them: with Some Observations on the Accuracy of Sir Isaac Newton», London 1809; «Color Documents: A presentational Theory», par S. Wurmfield, Hunter College Art Gallery, New York 1985; John Gage, «Kulturgeschichte der Farbe: von der Antike bis zur Gegenwart», Ravensburg: Maier, 1994, p. 221 (mention commentée).