Vers 1630, soit vingt ans à peine après la publication du premier cercle chromatique dessiné par A. S. Forsius, paraît le premier cercle chromatique imprimé, dans une œuvre médicale de l’Anglais Robert Fludd (1574-1637). Son «anneau des couleurs» prévoit une division en sept secteurs et montre ainsi sa filiation avec la représentation linéaire d’Aristote. Fludd se contente de recourber la ligne et d’en joindre les extrémités. Il place ainsi le noir et le blanc («niger» et «albus») l’un à côté de l’autre et le rouge («rubeus») au milieu diamétralement opposé. Tous les trois sont sur le même plan que les quatre couleurs permanentes que nous connaissons: le vert («viridis»), le bleu («cæruleus»), le jaune («flavus») et l’orange («croceus»). Fludd, qui se faisait aussi appeler De Fluctibus, a composé en tout une vingtaine d’ouvrages en langue latine — dont une Histoire du macrocosme et du microcosme — qui renferment des idées incompréhensibles à notre entendement. Il s’oppose dans ses écrits à Johannes Kepler et identifie dans l’univers trois principes: l’obscurité, l’eau et la lumière divine, chargée de tout animer. Ses travaux sur les couleurs paraissent dans un livre destiné à jeter les bases d’une Medicina catholica. Il semble avoir projeté un traité universel de médecine, mais seul un volume a été mené à bien entre 1629 et 1631.
Dans cet ouvrage, Fludd s’échine en 200 pages à établir des modèles de diagnostic par examen des urines, cherchant à tirer des conclusions sur l’état du patient d’après leur couleur et leur consistance. Pour cette tentative (prolongée depuis jusqu’à nos jours), Fludd est parti de sa conviction fondamentale d’une dualité métaphysique qui se manifeste sur la terre par les pôles opposés de la lumière et de l’ombre. Son «anneau des couleurs» («colorum annulus») sert à rapporter chaque couleur à cette dualité. Il établit comme principe que les couleurs ne sont pas le fait du hasard («comme les anciens philosophes le pensaient encore»), mais qu’il s’agit ici d’essences que le Créateur a insufflées à ses créatures. Les couleurs des choses font partie de leur constitution élémentaire.
A l’intérieur du cercle, Fludd attribue des valeurs à ses couleurs d’origine en indiquant combien de «clair» et «d’obscur» elles contiennent. Le blanc est la lumière sans rien de noir («nigredinis nihil») et le noir est l’absence de lumière («lux nulla»). La lumière et l’obscurité s’équilibrent dans le vert, comme le blanc et le rouge dans le jaune. L’orange naît lorsque, dans le jaune, le rouge prend le pas sur le blanc; le bleu ciel, lorsque, dans le vert, l’obscurité prend le pas sur la lumière. Nous avons représenté ce souvenir de la théorie d’Aristote dans le second diagramme.
Les idées d’Aristote se retrouvent ainsi jusqu’au XVIIe siècle, ce pouquoi il conviendrait d’y revenir un moment – ce que nous n’avons pu faire auparavant. Il faut remarquer avant toute chose que les «théories chromatiques» de l’Antiquité se bornent toutes à étudier quelques couleurs fondamentales et leurs mélanges. La compréhension des textes est rendue plus difficile par le fait qu’il est presque impossible de donner un équivalent exact dans nos langues modernes aux dénominations employées par les Grecs et les Latins. Les traducteurs d’Aristote, par exemple, ont toujours souligné que le même terme sert ici et là à caractériser des nuances de couleur assez différentes. Cela vient, entre autres, du fait que plusieurs noms de couleur ne signifient pas d’abord une teinte, mais la matière à partir de laquelle on peut obtenir la couleur. Les mots isolés recouvrent donc tout une série de nuances plus ou moins claires ou brillantes — qui n’a rien à voir avec nos dénominations actuelles qui ont été unifiées et standardisées.
Aristote (384-322 av. J.-C.) avait eu trois précurseurs qui partaient tous de quatre couleurs. Empédocle d’Agrigente (vers 500-430) nomme le blanc, le noir, le rouge et l’ocre jaune, qu’il attribue aux quatre éléments: le feu, l’eau, la terre et l’air; les seules liaisons assurées sont celles — pour nous étranges — du blanc avec le feu et du noir avec l’eau. Si Empédocle était intéressé par ce que nous appellerions la constitution chimique, Démocrite d’Abdère (vers 460-370) a eu plutôt un regard de physicien pour qui les rapports entre les atomes jouent un rôle décisif. Il distingue également quatre couleurs, mais il remplace l’ocre jaune par le jaune vert. Outre les couleurs primaires, il donne sept couleurs obtenues par mélange: rouge jaune, pourpre, indigo, vert poireau, bleu foncé, noix et feu (jaune brun clair).
Platon (427-348) s’en tient aux quatre couleurs fondamentales que nous avons vues plus haut (blanc, noir, rouge et «brillant»). Ni la chimie ni la physique ne jouent de rôle. La couleur est fondamentalement un élément du beau et l’éclat augmente son effet. Aristote aborde ensuite le sujet de façon plus pratique. Il réduit les couleurs fondamentales aux deux extrêmes noir et blanc, définis en fonction de la lumière. La lumière seule est le blanc, ce pourquoi il l’attribue à l’air. Ce point est important: chez Aristote (De sensu et sensibili), la lumière elle-même n’a pas de couleur. La lumière n’est que l’intermédiaire par le moyen duquel les couleurs sont visibles — entendons, les couleurs des objets. C’est là où un corps délimité n’est plus transparent que la lumière se matérialise. Aristote construit les multiples couleurs du monde par des mélanges, hiérarchisés à divers degrés. Le noir et le blanc donnent naissance aux cinq couleurs de son échelle chromatique — jaune, rouge écarlate, pourpre, vert feuille et bleu foncé — qui peuvent à leur tour se mélanger. Les couleurs secondaires naissent soit de la juxtaposition de points minuscules que l’œil ne peut plus distinguer, soit de la superposition de couleurs fondamentales, soit du mélange des substances colorantes.
Ces théories d’Aristote se retrouvent encore chez Robert Fludd, au début du XVIIe siècle. Mais elles ne sont pas restées cantonées dans le domaine européen puisqu’elles ont fortement préoccupé les philosophes arabes. Au XIe siècle, ils reposent la question des rapports entre la lumière et la couleur. Avicenne (mort en 1037) conteste qu’il y ait des couleurs là où il fait noir. Pour lui, sans lumière, pas de «verum esse» pour la couleur. Son contradicteur Alhazen (mort en 1038) soutient en revanche que les couleurs existent toujours dans l’obscurité; simplement, elles n’atteignent plus les yeux.
Au Moyen Age européen, Roger Bacon (mort en 1294) reprend la question et expose que lumière et couleur ne peuvent venir qu’ensemble: «Lux […] non venit sine colore», «la lumière […] ne vient pas sans couleur». Il s’oppose avec véhémence à Aristote, avant tout sur le noms des couleurs et leur traduction. Apparaissent sous sa plume les concepts d’«albedo» (blanc), «rubedo» (rouge), «viriditas» (vert) et «nigredo» (noir), auxquels il ajoute une cinquième couleur fondamentale qu’il baptise — en souvenir de Platon? — «glaucitas» et qui pourrait être une sorte de bleu clair.
Terminons cette digression en évoquant l’évêque de Brixen (Bressanone), Nikolaus Cusanus (1401-1464), qui est le premier à exprimer l’idée que la lumière ne montre pas seulement la couleur des objets. La lumière crée bien plutôt les couleurs: «Omnis esse coloris datur per lucem descendentium», «Tout être de couleur est donné par la lumière de [choses] descendantes». Et il établit en outre une particularité intéressante: les choses terrestres périssables changent de couleur lorsqu’elles-mêmes changent. Il en tire la conclusion que la couleur est chargée de rendre visible le «pouvoir-devenir». Les couleurs révèlent, en somme, le pouvoir de la vie.