L’un des esprits les plus controversés du Moyen Âge, Raymond Lulle, conquit la gloire avec une doctrine que ses disciples baptisaient le «Grand Art», Ars Magna. Lulle pensait avoir compris qu’il existe dans chaque domaine de la science quelques principes fondamentaux, peu nombreux. Il proposait donc de combiner toutes les sciences humaines à partir de ces données élémentaires. A cet effet, il ordonne les neuf principes fondamentaux sur le pourtour d’un cercle; un deuxième cercle, plus petit, porte les mêmes principes, ou d’autres; les deux cercles peuvent se mouvoir l’un par rapport à l’autre. La simple rotation relative de ces «cercles conceptuels» permet ainsi de créer de nouvelles combinaisons qu’il suffit de compléter en fonction du domaine d’application. Les «vérités» conceptuelles naissent ainsi mécaniquement. (Texte détaillé)
Vers le temps où Robert Grosseteste, d’Oxford, bâtit son système chromatique d’après Aristote (cf. illustration) naquit à Majorque l’un des esprits les plus brillants et les plus controversés du Moyen Age, Ramon Lull (Raymond Lulle pour les Français, Raimundus Lullus pour l’élite latinophone de l’époque; vers 1235-1316). Il conquit la gloire avec une doctrine que ses disciples baptisaient le «Grand Art», Ars Magna. Lulle pensait avoir compris qu’il existe dans chaque domaine de la science quelques principes fondamentaux, peu nombreux, qui peuvent être postulés sans autre question ni explication, tels que Dieu et ses attributs en théologie, l’âme et ses caractéristiques en psychologie. Il proposait donc de combiner toutes les sciences humaines à partir de ces données élémentaires. A cet effet, il ordonne les neuf principes fondamentaux sur le pourtour d’un cercle; un deuxième cercle, plus petit, porte les mêmes principes, ou d’autres; les deux cercles peuvent se mouvoir l’un par rapport à l’autre. La simple rotation relative des «cercles conceptuels» de Lulle permet ainsi de créer de nouvelles positions et combinaisons qu’il suffit de compléter en fonction du domaine d’application. Les «vérités» conceptuelles naissent ainsi mécaniquement. On peut naturellement raffiner le système en multipliant les cercles concentriques — on est allé jusqu’à quatorze! — pour «découvrir» des rapports de plus en plus précis et complexes. Le système de Lulle suggère donc quelque chose qui ressemble au début de la logique formelle moderne; dans l’Ars Magna, la logique assume la fonction d’une science universelle, fondement de toutes les autres sciences (Ars Magna et Ultima).
L’un des cercles imaginés par Lulle et contenu dans l’Ars brevis est consacré aux qualités de Dieu (d’autres traitent de l’âme, des choses, des vertus, des péchés mortels, du savoir etc.). Il porte en son milieu un grand A, tandis que les secteurs périphériques s’ordonnent alphabétiquement à partir de B. Quelque trois cents ans plus tard, en s’appuyant sur ce système, légèrement modifié, l’Italien Giordano Bruno (1548-1600) propose un processus combinatoire rénové dans son ouvrage De lampade combinatoria lulliana. La seconde illustration présente ce système. Le disque est doté des attributs divins suivants: bonté (bonitas), grandeur (magnitudo), durée (æternitas), puissance (potestas), sagesse (sapientia), volonté (voluntas), vertu (virtus), vérité (veritas) et gloire (gloria). Ces attributs sont exprimés sur un cercle extérieur par des substantifs, sur un cercle intérieur par les adjectifs correspondants (bonum, magnum, durans etc.), de sorte qu’en faisant tourner les cercles l’un par rapport à l’autre, on multiplie les combinaisons de concepts. Partisan de la doctrine de Copernic, Giordano pensait le monde comme une construction complexe, dans laquelle la métaphysique entrait aussi tout naturellement. S’il reste ainsi lié à la métaphysique traditionnelle sur le plan des contenus, on voit qu’il se sert d’une méthode «scientifique», sur le plan de la structure, pour les fonder en raison. Ces audaces conceptuelles — parmi d’autres — lui ont coûté la vie: on sait que Bruno fut brûlé vif comme hérétique sur le Campo dei Fiori, à Rome, en 1600. Pour les philosophes et les poètes, mais aussi pour beaucoup de scientifiques, il reste l’un des précurseurs essentiels de notre perception moderne du monde.
L’idée de Lulle — parvenir à des idées à l’aide de moyens formels, c’est-à-dire par des opérations mécaniques — a enthousiasmé les hommes de tous les temps et de tous les pays. Elle apparaît aussi dans les théories secrètes de la Kabbale juive, qui a cherché derrière les chiffres et les lettres un sens caché du monde. Sa première apogée, dans l’Espagne du XIIIe siècle, a été suivie d’une nouvelle diffusion au XVIe. La première représentation figurée se trouve dans le Livre de la formation, de Guillaume Postel (1510-1581), liée à l’Ars combinatoria, ce qui marie l’héritage de Lulle et celui de la Kabbale. Chacune des vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu se combine aux vingt et une autres lettres, pour donner 22 x 21 = 462 possibilités de liaison linéaire. Comme chacune de ces lignes relie deux points, on arrive à la théorie des «deux cent trente et une portes». Un dessin exécuté avec précision permet de constater que le cercle extérieur se reflète dans le cercle intérieur, puis en six petits cercles successifs, moins facilement discernables. Plus le centre a de puissance, plus il est dangereux pour les couleurs; là où toutes les lignes se croisent, seul peut naître un gris sombre. Le multicolore ne se trouve que dans les liaisons de la périphérie.
Nous reproduisons à l’extrême droite de la planche un schéma de l’Ars combinatoria selon Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716). Ce système a pour bases les quatre éléments (le feu-ignis, l’air-ær, l’eau-aqua et la terre-terra); les quatre états de la matière (l’humidité-humiditas, la sécheresse-siccitas, le froid-frigititas et la chaleur-caliditas); les deux possibilités de rotation (remissa et summa). Les combinaisons ne sont naturellement pas toutes possibles: que serait, par exemple, une sécheresse humide? Il en résulte trois sens de lecture qui donnent les relations combinatoires possibles: le contraire (par exemple, terra et ær); le possible (par exemple, siccitas et caliditas) et l’impossible (par exemple, frigititas et caliditas). C’est précisément cette limitation des possibilités combinatoires qui permet de transposer le système de Leibniz sur les couleurs. Là aussi, certains contraires ne se mélangent pas: que pourraient bien être, par exemple, un «vert rougeâtre» ou un «jaune bleuâtre»? Cette question occupe toujours les esprits. Le philosophe Ludwig Wittgenstein (1889-1951) écrit dans ses Bemerkungen über die Farben (I, 14): «Mais s’il existait des gens pour qui il serait naturel de parler de «vert rougeâtre» ou de «bleu jaunâtre» de façon conséquente, révélant par là des capacités qui nous manquent, nous ne serions pas, pour autant, forcés de reconnaître qu’ils voient des couleurs que nous ne voyons pas. Il n’existe en effet aucun critère universellement reconnu de ce qu’est une couleur, si ce n’est que c’est une de nos couleurs.»
Le tableau alchimique combinatoire du jésuite allemand Athanase Kircher (1602-1680) nous présente un autre dispositif et d’autres modèles. L’alchimie a cela de commun avec la théorie des couleurs qu’elle entend nous donner un «matériau primitif» (Urmaterial) contenu dans les éléments connus. L’objectif de l’alchimiste est d’extraire cette prima materia des éléments. (Dans le présent essai, les deux facteurs de «dissolution» et de «coagulation» [igne solvuntur et coagulantur] déterminent les résultats de la combinaison des métaux et de non-métaux.) Lorsque — comme chez Robert Grosseteste — la prima materia recherchée ne fait qu’un avec la lux, c’est précisément un système chromatique qui parvient à ce résultat.
Datation: XVIe/XVIIe siècle
Systèmes de référence: Grosseteste, Alberti, da Vinci — Kircher
Bibliographie: G. Postel, «Livre de la formation», vers 1560; G. Bruno, «De lampade combinatoria lulliana», 1587; G. W. Leibniz, «Ars combinatoria», 1666; A. Kircher, «Ars magna sciendi», Amsterdam 1669.