Pythagore, Aristote, Platon
En apparence le réel est rempli de couleurs — mais les couleurs, dans la réalité, n’existent pas. Les Anciens découvrirent probablement les premiers que la multiplicité des couleurs est telle que nous ne saurions en nommer tous les tons ni toutes les nuances, au moins sans l’aide d’un principe de classification systématique.
En apparence, le réel est rempli de couleurs — mais les couleurs, dans la réalité, n’existent pas. Celles que nous voyons dépendent de la lumière que le monde extérieur dirige vers nos yeux, mais les idées de «rouge» ou de «vert» ne naissent que dans les profondeurs de notre cerveau. Les couleurs ne sont donc pas uniquement les «exploits de la lumière» comme Goethe l’a dit; ce sont aussi les exploits du moi. Nous nous en servons pour orner le monde et nous le faisons pour nous.
Comme Philon d’Alexandrie le constatait déjà au premier siècle de notre ère, nous voyons et produisons en même temps une multiplicité apparemment infinie de couleurs: ce philosophe s’émerveillait un jour des nuances qui teintent le cou d’un pigeon lorsque celui-ci se déplace dans la lumière du soleil. Les Anciens découvrirent probablement les premiers ce que nous savons tous aujourd’hui: la multiplicité des couleurs est telle que nous ne saurions en nommer tous les tons ni toutes les nuances, au moins sans l’aide d’un principe de classification systématique. Il est donc compréhensible que les hommes, au cours de leur histoire, aient multiplié les efforts pour mettre au point un système des couleurs. Nous explorerons dans cet ouvrage quelques-unes de ces tentatives et nous constaterons, chemin faisant, qu’il n’existe aucune solution univoque et définitive — voire objective — à la question suivante: comment saisir les couleurs du monde dans une construction universelle? L’histoire des systèmes de couleurs reste aussi ouverte que celle de l’humanité.
Les couleurs sont des idées. En parcourant les systèmes depuis l’Antiquité classique jusqu’à nos jours, nous examinerons leurs fondements naturels et leurs points d’ancrage spirituels. Il nous faut apprendre progressivement à préciser notre vocabulaire — sans sacrifier toutefois sa multiplicité ni sa richesse. «Couleur» peut être, pour le physicien, une longueur d’onde déterminable; ce sera, pour le peintre, une matière plus ou moins lumineuse sur sa palette. Et si nous passons aux «mélanges», les possibilités se multiplient à tel point que des erreurs de sens apparaissent quand on ne distingue pas avec précision ce qui est uni. La lumière verte et la lumière rouge mêlées, par exemple, donnent une couleur autre que celle du mélange de rouge et de vert en aquarelle.
Aristote a peut-être été le premier à enquêter sur le mélange des couleurs (et du même coup, le premier à échouer). Il fit tomber la lumière du jour — rarement incolore (nous y reviendrons) — sur un mur de marbre blanc, en interposant un morceau de verre jaune puis de verre bleu. Il observa les deux taches colorées qui se formaient sur le mur, puis disposa le verre bleu entre le verre jaune et le mur. Constatant alors la présence d’une résultante verte à côté des couleurs bleue et jaune, il en tira la conclusion que la lumière verte résulte du mélange de celles-ci.
On pourrait, de prime abord, être d’accord avec cette idée d’addition, mais si l’on commence à raisonner avec des verres de couleur, on s’apercevra bien vite qu’il s’agit plutôt de soustraire quelque chose à la lumière qui passe au travers. Ce passage enlève en effet une partie de cette lumière du soleil qui paraît d’abord blanche: les moyens techniques de la physique moderne permettent de mesurer le phénomène. Après avoir traversé les morceaux de verre jaune et bleu, il ne reste plus de la lumière solaire qu’un résidu qui est perçu comme vert par le cerveau.
Aristote a fait des observations très précises, non seulement sur les couleurs, mais aussi sur leurs contrastes (De meteorologica). Il savait que le même violet peut paraître différent sur un fond de laine blanche ou noire, et que les broderies produisent un autre effet, examinées à la lumière du jour ou à celle des chandelles. Aristote a anticipé les questions que le chimiste français
Abandonnons pour l’instant les parties exactement perceptibles de la théorie des couleurs, pour traiter un peu plus les conceptions des Grecs qui vivaient de l’expérience que les sens nous transmettent. L’univers est conçu comme un tout organique et les couleurs naissent du combat — quotidiennement observable — entre l’obscurité de la nuit et la lumière du jour. L’ordre des couleurs doit donc aller du blanc au noir et l’on essaye d’abord la possibilité théorique la plus simple, c’est-à-dire la ligne droite. Selon Aristote,
Autant le schéma d’Aristote est éclairant, le rouge étant aussi moins «dramatique» s’il est vu comme un mélange de noir et de blanc (comme le montre le reflet rougeâtre d’un miroir poli d’acier noir), autant «l’explication des couleurs» que donne
Si l’on veut tracer un schéma de cette construction et en donner une figure géométrique perceptible (
Platon n’a pas construit de système des couleurs et la tentative personnelle d’interprétation que nous venons de présenter n’a pour but que de pouvoir réaliser les mélanges qu’il décrit. Une véritable théorie des couleurs n’était pas concevable à cette époque, bien que l’on comprît à coup sûr qu’il y avait dans les couleurs «des éléments cachés d’harmonie ou de contraste», «qui agissent par eux-mêmes et que l’on ne peut exprimer par aucun autre moyen», pour reprendre une expression employée par Vincent van Gogh en 1882, dans une lettre à son frère Théo. On a toujours recherché l’harmonie et beaucoup de systèmes nous en sont restés. On connaît surtout, à ce propos, le projet de
L’Antiquité ne nous a transmis aucun schéma pythagoricien concret des couleurs. Nous savons toutefois de source sûre qu’il a dû exister quelque chose de ce genre, puisque les commentateurs anciens des écrits d’Empédocle soulignent que ce dernier s’est inspiré d’un tel modèle lorsqu’il a ajouté aux couleurs primaires — le noir et le blanc — le rouge et l’wcrsn [ochron], ce dernier terme restant vague et non traduit (cela semble être une sorte de jaune pâle, ce qui a donné l’origine de notre mot «ocre»). Aristote, de son côté, est parti des écrits d’Empédocle pour édifier le système des sept couleurs fondamentales, déjà décrit, qui est resté en vigueur jusqu’à l’époque de Newton (De sensu et sensibili). Son hypothèse fondamentale — qui reste valide pour beaucoup de contemporains — posait les couleurs comme des propriétés réelles de la surface des corps et non comme de simples sensations produites dans le cerveau par l’intermédiaire de l’œil grâce aux caractéristiques de la lumière réfléchie.
Datation: Antiquité
Couleurs fondamentales: Pythagore: A chaque couleur correspond un ton; Aristote: succession des couleurs dans le cours d’une journée: blanc, jaune, orange, rouge, violet pourpre, vert, bleu très foncé, noir; Platon: blanc, noir, rouge, «brillant».
Forme: Aristote: Ligne
Systèmes de référence:
Bibliographie: Aristoteles, «De sensu et sensato», «De anima», «Meteorologica»; Platon, «Timaios», 67D-68C in der Stephanus-Numerierung; A. T. Mann, «The Round Art», London 1979; Th. Lersch, «Farbenlehre», in: «Reallexikon zur Deutschen Kunstgeschichte», herausgegeben vom Zentralinstitut für Kunstgeschichte München, Band VII, München 1981.